dimanche 1 juin 2014

Un conte :


Ce conte a été crée par Mme Gangotek Stéphanie et est protégé, veuillez respecter la propriété intellectuelle, pas d'utilisation commerciale, pas de modification et citer l'auteur.


Les trois malédictions de la famille sac de suie

D’après le conte de Peau d’âne




C’était un jour sans nom, à la pointe nord de la Bretagne ; un vent froid s’était soudainement levé alors qu’un jeune noble était encore sur un chemin de campagne. Il luttait pour tenir sur son élégant pur-sang aussi gris que le temps, et les embruns qui s’immisçaient entre les pans de sa redingote, le laissaient transi et grelottant. Ses gants trop fins et peu appropriés pour la région étaient devenus une prison de glace, créant une douleur si intense qu’il était obligé de se concentrer pour ne pas lâcher les rênes. La route boueuse et remplie de profondes ornières était autant de promesses funestes, qui attendaient ce cavalier aussi aventureux qu’imprudent.


Il pestait de s’être risqué par un temps si impétueux, mais serrait les dents, laissant ruisseler les regrets le long de la crinière argentée de son fier destrier. Dans cet ennuyeux manoir, loin de Paris, il était devenu tellement exécrable, qu’un matin il avait laissé sa mère en proie aux plus grands des tourments, prétextant aller quérir une nouvelle jument à la foire aux bestiaux du pays Pagan. Après tout, ce n’était pas une vulgaire tempête, ni quelques kilomètres qui allaient faire trembler, le descendant d’un vaillant templier ! L’arrogance aux lèvres, il avait enjambé son cheval, sans s’apercevoir qu’il avait bousculé le vieux garçon d’écurie. Emmitouflé dans son manteau de toile cirée, le vieillard se retint maladroitement à la porte du box et faillit en avaler sa chique. Alors il l’a cracha par terre et le jeune nobliau qui était parti vent dans la crinière, ne put entendre le vieil homme proférer de sombres malédictions.


Malgré le galop soutenu, les rafales du large les ralentissaient, telles autant de mains invisibles, implacables… Son étalon écumant était enveloppé d’un brouillard fantomal, et il s’arrachait difficilement au mélange de boue et de sable, l’aspirant un peu plus à chaque foulée dans des spirales mouvantes. De coups de reins, en coups de talon, il galopait aussi rassemblé que s’il faisait du sur place. Maudissant cette région où rien ne se passait à part le vent et la pluie, il aperçut enfin l’entrée du village. Les maisons aux tuiles de grisaille, serrées les unes contre les autres, conjuraient le mauvais temps en brandissant à la vue des bourrasques de vent, des couleurs bleues, jaunes ou blanches. Au tournant d’une chaumière à la façade aussi rouge que le sang, il aperçut la halle aux bestiaux. Des hennissements mêlés aux beuglements des vaches les ragaillardirent, et c’est au grand galop qu’ils s’engouffrèrent sous le porche de bois, enveloppés dans les odeurs d’algues fermentées et accueillis par d’autres, aussi animales que fétides.


Leur entrée fut comme un coup de tonnerre, des anciens en perdirent leurs sabots en se jetant sur le bas-côté, tandis que des paysannes voyaient leurs solides tricots éclaboussés. Les cris fusèrent, l’invectivèrent, mais tel un empereur brandissant un étendard rubicond, il souleva les rênes par-dessus la toison fumante de son canasson et fendit la foule sans une once d’émotion. 


Face à tant d’arrogance, les paysans se repliaient au cul de leur bête, jetant à l’étranger des regards aussi noirs que farouches. Le nobliau, quant à lui, dégorgeait son eau tout en marchant dans les allées paillées et crottées, entouré de poulets aux grasses cuisses lui faisant concurrence, alors que des enfants aux cheveux de jais et aux joues couperosées tentaient de caresser son cheval, qui avait autant l’allure que la couleur de l’argent.


Alors qu’il se réchauffait les mains sous la vapeur des naseaux fumant de son fidèle compagnon, il s’arrêta devant quelques juments à larges croupes, toutes aussi robustes que des rochers, mais point aussi fines et altières qu’il le souhaitait. Il erra parmi les pouliches de trait, jusqu’au moment où l’une d’elles rua sous le souffle endimanché de ses deux buissonniers. Il n’en fallut pas plus, pour que le sang de l’étalon s’emballe et qu’il tire en renard, galopant dans la foire, comme s’il avait le diable à ses trousses.


Sous les rires et les quolibets, le jeune impudent le pourchassa et le retrouva palettant devant un petit homme tout de gris vêtu, aussi petit que bossu tenant à sa suite un baudet.


L’homme leva une main calleuse et le cheval serait retombé sur l’audacieux, si l’âne n’avait pas poussé son propriétaire pour prendre sa place. Alors dans un fracas digne des enfers, les sabots du puissant guerrier retombèrent sur la frêle encolure du grison qui craqua, brisée.


Un silence de mort s’abattit et le jeune seigneur s’avança, incrédule, au pied au drame. Il s’agenouilla et médusé, vit qu’une peau d’âne recouvrait une autre aussi fine et satinée que de la soie blanche ; en repoussant avec pudeur l’oripeau, il tressaillit à la vue d’une jeune femme aussi blonde qu’un soleil de midi, un filet de sang s’écoulant le long de sa tempe.


Tandis que la foule hurlait de tous bords «Vade retro satanas !», le bossu tomba à terre, s’écriant «Ô miracle, la malédiction de ma fille est levée !».


Devant la folie qui embrasait l’assemblée, celle d’un côté menaçant de lancer des lampes à pétrole sur la blessée, celle de l’autre brandissant fourches et coutelas, alors le sang du chevalier ne fit qu’un tour : il empoigna la jeune femme sous les bras et juchés sur l’étalon en fureur, ils sortirent au triple galop. Malheureusement pour eux, la tempête avait redoublé et des bourrasques de pluie glaciale attaquaient telles autant de lames cinglantes, coupant respiration et vision.


À bout de forces, croyant la mort toute proche, la fortune leur sourit et les conduisit jusqu’au pied d’une étable. Épuisé et grelottant, le chevalier s’effondra autour d’un feu improvisé, sur un cœur de foin qui réchauffait déjà celle qui avait conquis son âme, ses bras entourant ce joyau inespéré.


Au lever du soleil, c’était une chaleur épicée et musquée qui le réveilla ; son fidèle cheval partageait le foin à ses côtés, mais la beauté diaphane s’en était allée. 


Parcourant la campagne tel un gueux sur le cheval d’un roi, le ventre vide, le vêtement en haillons, il partit en quête de sa belle. En ville, la place était au marché et tous détournèrent le regard, même le vieux curé.


Seule et à l’écart de cette bonne paysannerie, une diseuse de bonne aventure, le teint aussi noir que les cheveux des gens d’ici, lui indiqua la route du pont du diable. Elle ajouta : «À cinq lieues de là, la famille sac de suie tu trouveras, mais si tu veux la fille, deux malédictions il te faudra encore lever, sinon même l’âne, tu ne pourras l’emporter.»


Sans même chercher nourriture ou nettoyer sa pelure, cavalier et monture fendirent le vent. Ne faisant plus qu’un, les lambeaux de l’illustre manteau de l’un battaient les flancs de l’autre, les veines à fleur de peau et les naseaux dilatés, prêts à guerroyer.


De par les dunes, de par les marais, les tourbières bientôt les accueillirent, et c’est devant un pont en bois qu’ils surent que les portes de l’enfer étaient à leurs pieds. Plus ils avançaient, plus ils voyaient en contrebas, les eaux saumâtres aux odeurs soufrées les empoisonner, les noirs tourbillons les menacer. Le pont craquait, ployait, suppliait, mais ils évitèrent de justesse les interstices des lattes vermoulues, comme si l’archange Gabriel en personne s’était fait centaure et marchait au-dessus des flots tourmentés du Styx.


Au bout, seule une chaumière délabrée, aux pierres verdies et suintantes d’humidité trônait au milieu de champs de joncs roussis, qui bruissaient et chuchotaient l’arrivée de l’étranger. Soudain sorti du néant, un énorme molosse aussi noir que du charbon et les yeux telles deux braises ensanglantées, se jeta les crocs en avant sur l’étalon qui hennit de terreur, se cabra et s’enfuit dans les herbes hautes, en laissant choir sur son séant le pauvre énamouré.


Le bossu sortit en trombe de la vieille bicoque, tel un démon de son terrier, la touffe de cheveux hirsute, l’œil mauvais et le fusil à la main. Il mit en joue le chevalier servant, qui confiant, s’avançait vers lui, et hurla : « Fichez le camp, suppôt de Satan ! Partez, où je vous tue ! Même maudite, elle est à MOI !»


Trompant la vigilance du vieux père, il rentra en trombe dans la chaumière exhalant une odeur salpêtrée de cave humide. Ne la trouvant pas devant l’âtre, il suivit son instinct et sortit par-derrière. Il trouva l’élue de son cœur en train d’étendre du linge, les pieds nus dans la sphaigne verte des marais. Rien ne pouvait être comparé à cette apparition du ciel, sauf si le ciel était venu sur terre ; elle était vêtue d’un bleu aussi pur que celui du paradis et des nuages chatoyants et irisés ondoyaient sur ce tissu aussi vivant que l’être qui le portait, ses cheveux tressés la couronnaient telle une reine. Alors il s’agenouilla devant tant de splendeur et de beauté, pour lui demander sa main, mais au lieu de sceller cette union d’un baiser, elle se couvrit le visage de ses mains et courut à travers les roseaux qui se refermèrent derrière elle, tel un rideau de fer.


Entrant désespéré dans le taudis, il trouva le père cuvant son eau-de-vie, assis à une table vermoulue et crasseuse, son cerbère grognant à ses pieds : « Vous êtes bien le diable revenu me torturer ! Vous me rendez ma fille et revenez me l’enlever ! Je ne vous laisserai pas faire, comme l’âne elle est à moi !».


Le fin seigneur lui promit qu’il n’était point le diable, mais un noble Parisien promettant, château en Espagne, fortune et amour infini. Mais entre deux goulées de la trouble bouteille, le bossu de père, avoua : « Nous sommes maudits, nous la famille que l’on surnomme sac de suie. La famille qui porte depuis des décennies une peau d’âne à la place du corps d’un enfant. Et si encore, je pouvais mourir, tout irait pour mieux, mais même cela Dieu me l’a interdit ! ».


Il se leva, chancela, sa colonne semblant ployer tel un arbrisseau déjà mort. Il ouvrit une porte et sous les yeux médusés de l’étranger lui montra des monceaux d’or, où au milieu trônait un âne du plus simple effet. Le vieillard énervé, lui ordonna de prendre quelques pièces d’or dans sa main. Incrédule, il s’exécuta, mais le bossu hurla : « Impossible ! Rendez-les-moi ! ». Et il se jeta dessus, telle la famine sur le monde. Or, à peine les avait-il frôlé que l’or se transforma en eau. Alors rugissant de colère, le vieux fou, tourna autour du jeune seigneur, tel un lion autour de sa proie : « Vous voyez, nous sommes maudits ! Seule cette eau me maintient en vie ! Je paie encore et toujours ma dette du passé ! Moi, le fier casuiste qui portait autrefois le nom de conseiller du roi ! Regardez maintenant ce que je suis devenu… Quel sort ironique, n’est-ce pas ! Moi qui avais conseillé à notre ancien et bon roi de prendre pour épousée, celle qui de son sang était née ! Moi qui avais mal interprété les textes sacrés contre des grâces et des bontés ! Moi qui avais fait tuer un âne de rien, pour récupérer l’âne de bien ! Et voyez comment cette malédiction s’est retournée contre moi et ma descendance ; cette engeance du diable ! Pauvre fou, courez, fuyez mais ne revenez jamais ! ».


Le jeune seigneur fit mine de fuir et contourna le bossu, puis il sauta parmi les sacs d’or et s’emparant du licol de l’âne, le pressa à sa suite, sans qu’il ne rechigna sa nouvelle destinée.


Le vieillard voulut crier, voulut marcher, mais à peine le chevalier était sorti de la chaumière qu’elle s’embrasa tel un feu de Saint Jean. Puis il libéra l’âne, tout en priant pour retrouver sa belle, avant que la nuit et les marais ne l’engloutissent.


Soudain aveuglé par une lumière si pure qu’il en cligna des yeux, son fidèle destrier s’avança vers lui doté de la plus belle des cavalières, étincelante de mystère et d’or dans une robe où baignaient les rayons du soleil. Alors, il sut que les malédictions étaient tombées et que l’amour leur été accordé.


La lune montait lentement dans le ciel et recouvrait de nuit argentée la robe de sa dulcinée, délicatement bercée par le pas de leur coursier. Au loin, l’opulent manoir et ses tours de granit les appelaient vers une douce éternité…



 Conte écrit par Mme Stéphanie Gangotek, œuvre protégée, nov 2013. 

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